CHAPITRE XI
CAL
Casseline entre d’un pas lent dans la pièce au moment où je boucle le coffre qui va être transporté tout à l’heure dans la Cassy, la frégate que j’ai fait construire pour moi et que j’ai payé avec les premiers bénéfices de la mine.
— Tu ne nous emmènes pas, Cal, tu es bien décidé ?
— Cassy chérie, on en a déjà parlé. Les deux garçons sont trop petits et ce voyage vers les îles est long et impossible pour eux. Nous n’aurons rien pour les nourrir au bout d’un mois, or le voyage durera beaucoup plus longtemps.
Elle baisse la tête un instant.
— Je savais que tu partirais un jour mais je ne pensais pas que ce jour arriverait si vite.
Je la prends doucement dans mes bras, touché de sa détresse.
— Cassy, je te jure que je reviendrai, tu ne me crois pas ?
— Tu… le jures ?
— Oui.
Elle a alors un sourire qui éclaire totalement son visage.
— Maintenant, je te crois.
C’est vrai d’ailleurs, je reviendrai. J’embarque avec tous mes robots qui vont servir d’équipage. Nous partons pour l’archipel. Je veux y créer des comptoirs marchands pour développer des relations suivies avec Kankal et ce continent. Il y a, au-delà du commerce pur, un intérêt évident d’ouvrir le monde, de faire circuler les idées. En fait, j’ai l’intention, une fois en mer, de quitter le bateau avec Lou, Salvo et Ripou, Belem restant à bord comme capitaine.
La Cassy continuera sa route, étudiant le parcours, la vie à bord, les difficultés pratiques de navigation pour en faire un recueil de Longue Navigation que je ferai imprimer dès mon retour. Les robots amèneront ainsi normalement le bateau aux îles où je regagnerai le bord. Entre-temps, j’ai l’intention de visiter un peu les deux autres continents, négligés totalement jusque-là.
— Likari vient d’arriver, reprend Cassy. Il t’attend dans la grande salle.
— Je descends tout de suite.
Likari est le Grand Sage des ateliers de « Bâtisseurs du Monde » du Protectorat. Je viens de faire procéder à cette élection parmi les Sages des ateliers. C’est l’un des rares commerçants assez jeune, une quarantaine d’années environ. Un type remarquable. Cassy ne sait rien de mon activité dans ce domaine, mais elle a pris l’habitude de me voir avec lui et croit à une simple amitié. Je vais le rejoindre.
— Je viens de voir tes enfants, dit-il quand j’arrive. Ils te ressemblent beaucoup, non ?
— Comme des enfants à leur père, dis-je en souriant. Quelque chose de particulier à me dire ?
— Ton voyage. Que devenons-nous pendant ton absence ?
— Mais vous n’avez pas besoin de moi, Likari ! Si mon séjour se prolongeait, ce serait à toi et à ceux qui te succéderont de donner chaque année le sujet d’étude aux ateliers et les mots de reconnaissance tous les six mois. N’oublie pas que tous les frères « Bâtisseurs du Monde » doivent contribuer aux progrès des hommes et que le résultat de nos travaux doit être utilisé. Cela exige que certains d’entre nous approchent d’assez près le Protecteur, son Conseil et les Administrateurs, ne serait-ce que pour transmettre incidemment ses conclusions et être renseigné sur les projets de Divo. Tous nos frères doivent s’entraider pour accéder, dans la mesure de leurs moyens, aux responsabilités. Mais pour cela, vous n’avez pas besoin de ma présence ici. C’est à toi de diriger intelligemment nos frères, en leur faisant confiance. Je suis sûr que tout ira bien, tu verras…
Je vais poursuivre, lorsque Sistaz entre dans la salle.
— Cal, tu ne veux vraiment pas que je fasse équiper la Cassy de quelques arbalètes lourdes ?
— Inutile, mon vieux, elle est plus rapide qu’aucun autre bateau et je ne vais pas aux îles pour faire la guerre, mais du commerce.
Il n’a pas l’air satisfait, le grand Sistaz, et je ne peux pourtant pas lui dire que mes robots rigolent bien de ces arbalètes, enfin quand je dis qu’ils rigolent, hein…
L’heure du départ arrive d’ailleurs et deux robots-matelots viennent chercher mes bagages. J’ai dit au revoir à Divo hier soir, mais je le vois près de sa sœur au moment où je vais grimper dans un canot. On se serre la main sans un mot. C’est inutile, nous avons trop d’amitié pour avoir besoin de parler. Cassy ne dit rien, raide, luttant contre les pleurs. Je prends son visage entre mes mains, lui baise doucement les yeux et les lèvres et la serre contre moi. Elle non plus ne dit rien et finit même par sourire.
Voilà la Cassy. Les robots hissent le canot et commencent à envoyer la toile. Lentement, elle vire autour de sa chaîne, offrant son flanc à la brise qui gonfle les voiles pendant qu’on remonte l’ancre. Ça y est, nous sommes partis. Je reste là, le long de la lisse, près de la barre. Pas un mot, pas un cri à bord, ce bateau doit être triste. Je regarde défiler les chantiers sur la gauche pendant qu’on se dirige vers le goulet.
Que de choses ont changé en trois ans… ! La ville s’étale joliment là-bas au fond. Sur la piste menant vers le marais, des voitures, tirées par des antlis, avancent doucement, croisant des chars à voile. Une grosse activité aussi plus loin, vers la forêt, avant le marais. Kankal est lancée sur les rails et je me demande déjà quel sera son avenir ?
Je descends vers ma cabine. J’ai décidé de passer la nuit à bord. À l’intérieur du bateau, tout semble sur le point de céder. La carcasse travaille, craque et gémit, semblant douée d’une vie propre. Ma cabine est à l’arrière, avec des fenêtres donnant sur le sillage sous la lisse. La couchette est placée sous une fenêtre, ce ne sont pas des hublots, et je m’y allonge, doucement balancé par la Cassy qui s’appuie bien sur la longue houle de l’océan.
*
Vingt dieux que ça fait plaisir ! Depuis combien de temps je ne m’étais pas assis aux commandes d’un vrai poste de pilotage ? M’en souviens même plus ! Je bascule toute la série des interrupteurs ce qui donne vie peu à peu au Module d’Exploration Planétaire. J’avais pensé prendre un dijar, une fusée de combat intergalactique, comme ça pour le plaisir, et puis j’ai renoncé, c’était idiot. Je n’emmène pour l’instant que Lou et Salvo et un module d’exploration suffit largement. Au besoin, je peux tasser plusieurs personnes dans le compartiment arrière, c’est une question de place, pas de poids.
Le voyant orange clignote, HI m’appelle.
— Oui.
— Portes du silo ouvertes, départ à discrétion, aucun observateur au sol.
De toute manière, je fais un décollage pépère avec les appareils antigravité silencieux et surtout sans traînée de feu visible.
— O.K. ! J’y vais.
J’empoigne la boule du pilotage manuel au bout de sa tige articulée, allume l’écran semi-circulaire de visibilité extérieure, presse les quatre boutons « en marche » des moteurs A.G. et anime les circuits d’ordinateur, de positionnement stellaire, de mémoire de navigation et toute l’électronique de veille. Ma main gauche saisit la poignée de puissance et aussitôt, on grimpe dans le silo. Doucement, je guide le module jusqu’à la surface et là, hop, un bon coup en avant ! Le système centrifugomagnétique absorbe l’accélération apparente à l’intérieur du module qui file vers le ciel.
L’écran de précision, sélectionné vers le sol, me montre déjà la planète, ronde à souhait. Nous sommes en orbite ! Il fait encore nuit sur le continent 2, celui qui se trouve au sud de l’équateur et à l’ouest de l’archipel, mais je peux attendre avant de commencer mon exploration. Il y a un bon bout de temps que je voulais aller visiter Chagar, le satellite naturel.
Je bascule les boutons de sélection et les moteurs ioniques démarrent stoppant automatiquement les appareils antigravité d’ailleurs à bout de souffle à cette hauteur où la pesanteur est pratiquement nulle. Un peu d’élan et je tire à moi la boule de pilotage argentée. Sur l’écran, le scintillement des étoiles lointaines se déplace rapidement vers le bas, on est sorti de l’attraction de Vahu… Amenant la boule vers la gauche, je fais apparaître Chagar que j’amène au milieu de l’écran, sur le point repère de navigation à vue, et j’accélère à fond. D’après les chiffres lumineux qui apparaissent, dans 3 minutes 46 secondes, on arrivera !
En fait, je suis un peu déçu. Ce qui me manque, ce sont les sensations de pilotage. Il n’y en a aucune sur cette merveilleuse machine où tout est compensé et automatisé. Sur Terre, j’aimais beaucoup voler en héli. Là, il n’y avait pas de compensateur d’accélération et si on s’amusait à faire un peu d’acrobatie dans le ciel, on en ressentait tous les effets au creux de la poitrine… C’est ça qui me manque. Il faudra que je fasse construire un petit engin antigrav pour mon plaisir personnel. À moins que ça n’existe déjà ? Je demanderai à HI.
Ah ! voilà Chagar ! Une boule grise qui grossit à vue d’œil. Je reste en accélération maxi et au dernier moment incline la trajectoire en orbite basse tout en freinant vigoureusement. Le sol approche. Pas beau ! Un désert plat, enfin, creusé d’entonnoirs plutôt. Des astéroïdes probablement. Machinalement, j’ai branché les détecteurs qui se mettent soudain à clignoter. Un relevé d’importance. D’après le sondeur, il y a en dessous de nous une quantité si prodigieuse de sulfure de nickel que je dois baisser l’intensité du signal lumineux, sous peine de faire claquer les circuits ! Ça alors, c’est vraiment extraordinaire ! Je pousse la boule en avant et descends en spirale observer le vol et l’explication apparaît. Un astéroïde composé de sulfure de nickel d’une pureté étonnante a percuté le satellite et s’est enfoncé dans le sol en formant une dépression de plusieurs kilomètres.
Aussitôt mon petit crâne commence à s’agiter. Je remonte me mettre en orbite haute et branche tous les sondeurs. Je vais ratisser tout le satellite.
Une heure plus tard, alors que je fais le dernier parcours, les sondeurs trouvent une masse de tungstène à l’état brut. Du coup, j’appelle HI.
— J’ai découvert deux astéroïdes métalliques enfoncés dans le sol du satellite. Je veux que tu en étudies le prélèvement. Recherche sur Vahu deux sites, en montagne si possible, où tu pourras venir déposer ces gisements. Il faudra ensuite les ensevelir sous des éboulis rocheux de manière à les rendre indécelables. Je veux me constituer une réserve de métaux pour l’avenir. Sur Chagar, ne laisse aucune trace de ce prélèvement. Tôt ou tard, les Vahussis viendront ici, je ne veux pas qu’ils trouvent un signe de vie. Prends le temps qu’il te faut pour cela, je n’aurais pas besoin de ces gisements avant un bon millénaire, je pense.
Ça m’a mis de bonne humeur cette découverte ! Bon, il est temps de revenir sur Vahu, le soleil doit se lever sur le second continent. J’accélère et fonce.
*
Une savane ocre, avec des hautes herbes rappelant un peu l’herbe à éléphant de l’Asie terrienne. Tous les détecteurs du module – et Dieu sait s’il y en a ! – sont branchés. Je ne veux pas être surpris par des êtres humains, mais d’un autre côté, je préfère voir le sol sous son éclairage de jour. Alors je me suis mis en vol lent à cinq mille mètres. On ne peut pas me voir, mais les écrans me restituent fidèlement le paysage. Le long de la paroi de droite, l’ordinateur vomit sans discontinuer le relevé du sol où il ne se passe rien, toujours cette savane à l’infini.
Bon Dieu ! Voilà un fleuve, enfin j’imagine que c’est un fleuve… Jamais vu cela, au moins quatre kilomètres de large ! Et du coup, la végétation change. L’herbe est plus foncée et des bouquets d’arbres parsèment les rives.
Quelque chose bouge, me semble-t-il au loin, une fumée se dégage. Je vire à droite. Oui, en effet, ça bouge… Une bataille, au beau milieu d’un village je suppose. Il y a des petites constructions, tout en longueur.
Je pousse le grossissement et le village me saute au visage. Machinalement, j’ai réduit la vitesse pour passer en stationnaire. Le combat est féroce, mais impossible de distinguer les deux partis. Ils se ressemblent tous avec des pagnes ou de vagues tuniques courtes en peau de bête. Les armes sont rudimentaires : sagaies et massues, je crois bien. Mais quelle furie ! Un bain de sang ! Le sol est rouge par endroits…
Un cauchemar qui me soulève le cœur. Comment arrêter cela ? L’idée me vient brusquement. Je passe le pilotage en auto-ordinateur et celui-ci prend tout sous son contrôle. Je me borne à donner des ordres à voix haute.
— Envoie deux décharges magnétiques dans le fleuve, en amont du village.
Une série de scintillements au tableau de bord montre la sélection et la mise en charge du tube et là-bas, au milieu du fleuve, une explosion gigantesque soulève une gerbe d’eau à deux cents mètres du sol ! J’ai branché l’écoute extérieure et le bruit de tonnerre monte jusqu’ici.
En bas, tout s’est figé ! Pendant plusieurs secondes, on a l’impression de voir un tableau. La sagaie levée sur une poitrine sans défense, la fuite arrêtée dans son élan, chaque visage tourné vers le fleuve où l’eau retombe en crépitant. Et puis lentement la scène revient à la vie.
À la vie, pas à la mort, car les deux camps semblent avoir oublié leur différend pour avancer lentement vers la rive.
Les deux trains d’ondes magnétiques se sont heurtés à la surface de l’eau, creusant un gouffre dans le liquide et mettant à mal la faune du fleuve. L’eau se couvre maintenant de poissons, le ventre en l’air, et d’autres créatures que je distingue mal. Énormes en tout cas ! La surprise passée, tout le monde se rue vers l’eau, abandonnant les blessés ou les mourants qui jonchent le sol. Des pirogues sont mises à l’eau et s’emplissent peu à peu de reflets argentés, les écailles des poissons. Au fond, c’est peut-être la famine qui avait dressé ces deux peuples l’un contre l’autre ?
Je remets le module en marche vers l’Est où il me semble voir des montagnes. En route, j’aperçois des troupeaux immenses de quadrupèdes et d’énormes bêtes, sortes de rhinocéros géants. Des espèces de grosses boules poilues aussi qui se déplacent très vite. L’une d’elles est penchée sur un animal qu’elle doit être en train de dévorer. De ce côté, le sol monte et la végétation est d’un vert tendre.
Le signal sonore du détecteur biologique ! Les coordonnées s’inscrivent en points rouges sur l’écran. Je règle un grossissement maxi sur l’écran de contrôle. C’est un homme, qui marche à grandes enjambées. J’ordonne à l’ordinateur de le tétaniser et tout de suite, il s’effondre. Je plonge et le module s’arrête à côté du corps. Salvo saute à terre et va ramasser l’indigène qu’il amène à bord, le glissant dans l’alvéole d’études et de sondage, dans le compartiment arrière. Je décolle et commence le cycle d’études.
L’inconnu est analysé des cheveux aux orteils en quelques minutes, tandis que son cerveau est sondé dans les moindres recoins. Je remets le module sur son axe de recherche, branche le pilotage automatique et passe derrière. Lou est au tableau de commandes du sondeur mental.
— Qu’est-ce que ça donne ? je demande.
— L’enregistrement a commencé mais le déchiffrage de sa langue ne sera pas terminé avant une heure et il en faudra autant pour la mettre en banque mémorielle.
— Il y a un premier rapport ?
— Il tombe, fait Lou en désignant un ruban qui sort de la machine.
J’empoigne l’extrémité en remontant à chaque ligne, ce qui demande une petite gymnastique. Apparemment, cet homme a pour seule différence avec les Vahussis sa taille encore supérieure, qui atteint facilement deux mètres trente – près de cinquante centimètres de plus que moi ! – et aussi ses cheveux très noirs et raides. À part ça, la peau a le même bronzage cuivré qui aurait fait fureur sur Terre. Il porte une sorte de maillot en peau. Une bête inconnue de moi avec des poils très courts et des taches verdâtres.
D’après le rapport, il s’agit d’un homme jeune – une vingtaine d’années – qui rejoint sa tribu dans les montagnes. Il était chargé d’un message pour une autre tribu loin à l’ouest. Mais il y a quelque chose de curieux dans le message oral dont il était chargé. Je comprends un peu plus loin. Il devait proposer une entrevue pacifique, au bord d’un grand lac, mais en fait il s’agit d’un piège. La tribu va massacrer ses hôtes ! Ce qui me chagrine, c’est qu’apparemment il s’agit d’un nouvel épisode d’une vieille vendetta dont les origines sont oubliées depuis longtemps.
Il appartient à un peuple immense qui habite les deux tiers du continent, car les hommes d’ici ont exploré leur continent pourtant plus vaste que celui des Vahussis. Le dernier tiers, au sud, est occupé par une tribu unie, dirigée par un monarque sans faiblesse. Et l’unité qui y règne suffit à repousser les habitants du nord, plus nombreux mais divisés en une multitude de petites tribus.
Apparemment, cela fait des siècles que leur civilisation n’a pas évolué. Songeur, je repasse dans le poste de pilotage où je me mets à réfléchir. C’est une terre en pleine barbarie où la douceur est synonyme de faiblesse. Je ne me sens aucune indulgence pour ces gens. Quelle chance d’avoir trouvé les Vahussis lorsque je suis arrivé sur cette planète !
Une heure durant, je réfléchis puis, ma décision prise, je reviens à l’arrière donner mes ordres.
— Lou, ce gars va subir un traitement précis. On va lui enseigner, sous injecteur hypnotique, l’écriture de sa langue en alphabet vahussi et aussi à monter et dresser des antlis ou leur équivalent. À lui de se débrouiller pour en capturer. Il construira aussi des arcs. Il va rentrer chez les siens et recrutera une trentaine de jeunes hommes auxquels il s’imposera. Il emmènera son groupe avec des femmes et enseignera ses propres connaissances à tous dans le haut pays montagneux.
« Enfin, il va apprendre l’élevage et la culture et devra passer sa vie à l’inculquer à ses frères de race. Prépare une banque hypnotique dans ce sens. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais j’avoue que ces gens sont trop belliqueux pour m’inciter à en faire plus. D’ailleurs, ça devrait suffire à faire redémarrer leur civilisation. Il est jeune, il a le temps d’en faire beaucoup. Comment s’appelle-t-il à propos ? »
— Baoulo, répond Lou.
— O.K. ! Quand ce sera fait, on le déposera près de son village. Puis on ira voir le dernier continent, à l’ouest.
*
Je me souviens que dans ma capsule pénitentiaire, lorsque je suis arrivé sur Vahu, j’avais déjà trouvé que le troisième continent avait une sale gueule ! Pas changé d’avis. Il a un côté brutal, vu d’ici… Je suis en orbite à trois cents kilomètres d’altitude et je le survole en stationnaire. Pas enthousiaste ! Enfin, j’ai décidé d’aller voir de près à quoi ça ressemble, allons-y !
Au hasard, je sélectionne rapidement le point rouge de repérage sur l’écran et enclenche le pilotage automatique. Cette nuit, on est resté en orbite basse, un sondeur directionnel branché sur une petite ville entourée de fortifications en bois. Ingénieuses d’ailleurs, il faut le reconnaître. Le continent semble avoir une certaine activité. En tout cas, on a enregistré suffisamment de conversations pour que HI, à qui tout a été retransmis, déchiffre le langage.
Il en a fait une banque qui a été attribuée à Lou avant que je ne me la passe moi aussi. Parce que j’ai l’intention de descendre sur ce sol. Peut-être par réaction contre mon antipathie instinctive, qui sait ? Une langue chantante, avec une utilisation intense de voyelles et de lettres aspirées.
Il est tôt et le soleil se lève à peine. Je quitte mon siège, une fois le Module près du sol.
— Salvo, tu vas te mettre aux commandes, remonter à cinq mille et rester à cette altitude. Lou, tu viens avec moi, on va descendre à la limite de la ville, là.
Les deux robots hochent la tête et Salvo s’installe dans le fauteuil pilote.
Une odeur de résine me frappe dès que j’ouvre la porte. Pas désagréable d’ailleurs. On se met en marche vers les fortifications, à cent mètres derrière un repli de terrain. Une porte est ouverte dans la palissade haute de dix mètres. Je la franchis avec Lou. On dirait un poste de garde, là, juste derrière. En tout cas, rien ne bouge, sauf cinq antlis au pelage plus clair que ceux que je monte habituellement. Plus petits aussi.
Une ruelle devant nous. Je l’emprunte. Les maisons sont en dur avec des toits bombés, assez jolis mais lassants à la longue. De ruelles en passages, on arrive sur une place bordée par une grande construction. Au centre, un assemblage de troncs et… un homme attaché sur le dos. Bon Dieu, qu’est-ce… ?
J’avance rapidement. C’est bien un homme, mais ce n’est pas tout, il n’est pas seul… L’ombre me cachait le reste. Cinq corps dans la même position sont étendus à côté. Des cadavres ! Au-dessus de chacun d’eux pend une masse de pierre suspendue à une lanière. Sous la masse, un poignard est enfoncé dans la poitrine d’une femme, d’un vieil homme et de trois adolescents ! Quelle atroce torture ! Le poignard est fixé à la masse de pierre qui détend lentement la lanière et la lame s’enfonce doucement dans la poitrine du condamné… Une fin horrible. Lente surtout. Ça me fiche en colère d’un seul coup ! Je m’approche de l’homme pour m’apercevoir qu’il porte une large blessure au côté droit de la poitrine. J’ai l’impression qu’il a déjà subi le supplice, mais que le bourreau avait mal visé, alors il a recommencé !
Je me penche vers lui et il ouvre les paupières, péniblement.
— On va te délivrer, je lui murmure, en faisant signe à Lou.
— Nnnnon, commence le blessé d’une voix faible, ce n’est plus la peine, étranger, et ce serait pire.
J’ai du mal à le comprendre, mon oreille n’est pas faite à cette langue nouvelle pour moi, même si je la pratique correctement.
— Pourquoi ?
— Je vais mourir.
— Je peux peut-être te soigner ?
— Non, il ne faut pas. Mes… Mes autres enfants seraient tués…
— Raconte-moi, pourquoi as-tu été condamné ? Une lueur d’incompréhension dans son regard vacillant.
— Je ne comprends pas…
— Mais enfin, pourquoi tes enfants à côté ont été tués, pourquoi t’avoir mis ici ?
— Parce que le Dariman Himin l’a ordonné.
— Mais pourquoi ?
Il me regarde avec une sorte de curiosité qui ranime la petite flamme de vie dans ses yeux.
— D’où viens-tu, étranger, pour ne pas savoir qu’un Dariman ne donne pas d’explication ? Il est le Dariman, un point c’est tout !
— Est-ce que… cela arrive souvent ? je fais, avec un geste vers les corps.
— Chaque semaine.
— Et on ne sait jamais pourquoi ?
— Quelquefois, c’est un voleur ou un ennemi du Dariman.
— Il a beaucoup d’ennemis ?
— Tous ceux qui ne s’inclinent pas devant lui ou ne s’écartent pas assez rapidement de son passage sont ses ennemis.
— Pourquoi diable est-ce que vous ne l’avez pas chassé ?
— Qui ?
— Vous, les habitants de cette ville !
— Mais… Nous sommes à lui et on ne lève pas la main sur un Dariman.
— Alors, tu ne lui en veux pas d’avoir tué les tiens ?
Il bouge faiblement la tête.
— Il aurait pu tuer mes fils aînés aussi, c’est un bon Dariman.
Sa voix est de plus en plus faible. Je crois que c’est la fin. Il a perdu énormément de sang et ses efforts l’ont achevé.
— Est-ce que les autres villes ont aussi un Dariman, je lui demande encore ?
— Oui.
— Et ils tuent tous aussi souvent qu’ici ?
— Souvent… davantage.
Il n’en peut plus et un rictus de souffrance naît sur son visage. Je peux tout de même faire quelque chose pour lui.
— Achève-le, dis-je à Lou, qu’il ne souffre plus.
Le robot ne bouge pas et pourtant il a tiré une décharge maximale d’électrocutant. Le blessé a eu un léger sursaut. C’est fini, le pauvre diable ne souffre plus…
Des idées de vengeance me tournent dans la tête. Je voudrais…
Rien du tout, oui ! Je ne peux pas à moi tout seul changer un pays aussi immense, faire évoluer des mœurs qui ont des centaines d’années de pratique. Et ce Dariman est l’un des meilleurs, a-t-il dit…
Toute cette violence me soulève le cœur et je tourne les talons. J’en ai assez vu. Désormais, je me bornerai à m’occuper de mes amis vahussis et que jamais ces Nochis – c’est leur nom – ne se mettent sur mon chemin !
Je repars d’un bon pas, plongé dans mes pensées, et sursaute en entendant la voix.
— D’où viens-tu ?
Je redresse la tête, reconnaissant le poste de garde près de la porte d’entrée de la ville, maintenant fermée… Un soldat se tient devant moi, la main sur la garde d’une épée courbe et large comme un cimeterre, passée simplement à la ceinture. Il est jambes nues, la poitrine protégée par une carapace de cuir. Ses cheveux sont d’un roux flamboyant.
— Qu’est-ce que ça peut te faire, sauvage !
Je suis tellement en colère que c’est parti, sans réfléchir. Du coup, il est stupéfait, le guerrier. Je ne lui laisse pas le temps de réfléchir et lui ordonne d’un ton mauvais.
— Ouvre la porte !
— Tu donnes des ordres à un soldat du Dariman, sale Dinuk ! Tends tes mains, je vais te les trancher.
Cette fois, c’en est trop.
— Et toi, tourne tes fesses que je te les botte, je hurle à mon tour !
Le bruit a attiré du monde et les trois soldats rouquins qui apparaissent ont sûrement entendu ma dernière phrase, parce qu’ils ont l’air à la fois outrés et dans une colère noire. Ils ont tous dégainé leur épée,
— Lou.
— Oui, fait le grand robot apparaissant à mes côtés.
— Je sais que ce n’est pas très juste, mais ces quatre brutes vont payer pour tous leurs crimes et ceux de leur patron. Vous entendez, vous autres, vous allez mourir.
— Tu seras empalé, gronde le premier, à genoux ! Je secoue la tête et fais signe à Lou.
— Au désintégrateur, l’un après l’autre, je veux qu’ils comprennent ! Commence par la droite.
Un grésillement et le dernier des quatre soldats disparaît purement et simplement. Son voisin roule des yeux effarés mais n’a pas le temps de dire quoi que ce soit, il a disparu à son tour. Le troisième fait un geste pour lever son épée… pffffui…
— Tu vois, je lance au survivant, tu vois bien que tu vas mourir, sauvage.
— Qui… qui es-tu, balbutie-t-il ?
— Dans une certaine mesure, la Justice, si tu sais ce que cela veut dire mais ça m’étonnerait…
Un autre grésillement et c’est fini. La température s’est élevée, c’est tout ce qu’il reste d’eux… Écœuré, j’ouvre la porte et sors.
Dans le Module, je ne dis pas un mot. Mes mains mettent la machine en marche et je décolle rageusement. En orbite, je passe à l’arrière, absorbe un sédatif et m’allonge sur une couchette magnétique. Tout de suite, je m’endors.
À mon réveil, Salvo est là, une tasse de Sak à la main. Je souris machinalement.
— Ça a été dur, n’est-ce pas, demande-t-il ?
— Oui, je…
Incroyable ! Je m’aperçois que j’allais lui ouvrir mon cœur et avoir une conversation personnelle avec lui ! Un robot ! J’ai soudain l’impression de le découvrir. Au fond, pourquoi pas ? C’est moi qui les traite toujours en machine, en robot. D’accord, c’est bien ce qu’ils sont, mais tellement perfectionnés que je ne les utilise peut-être pas au maximum de leurs possibilités. Leur comportement humain, que j’ai exigé, n’est pas seulement destiné aux autres, après tout, mais à moi aussi… ! Quel imbécile j’ai été…
— … Je crois bien que j’ai eu un sacré coup de colère, je reprends en souriant à mon tour. Je me suis senti assez seul, tu vois.
— Oui. Tu aurais dû nous parler, à Lou et à moi, ça t’aurait fait du bien.
Je le regarde, encore un peu incrédule, et pose la main sur son épaule. Une épaule tiède, tellement humaine que ça me décide définitivement.
— C’est vrai. Désormais, je m’en souviendrai.
Je bois la tasse de Sak et me déshabille pour passer dans le sarcophage de nettoyage, une sorte d’armoire qui s’emplit d’un brouillard décapant. On en ressort plus propre qu’après une douche. Pour moi, il reste le problème de la barbe. Les Loys n’avaient plus de barbe depuis longtemps et rien n’est prévu pour cela à bord. Je dois utiliser un rasoir électronique que j’ai fait construire par HI.
— Où est-on ? je demande en pénétrant dans la cabine.
— Orbite basse équatoriale, répond Lou qui surveille le pilotage automatique.
— Je pense qu’il doit y avoir des courants sur ces océans, on va étudier ça avec des repères flottants.
*
Pendant six jours, on a posé des bouées, semé des colorants chimiques, mesuré des angles, des distances pour s’apercevoir finalement qu’il existe un courant nord-sud, à l’ouest de l’archipel, équilibré évidemment par un courant inverse beaucoup plus loin à l’est. J’en ai fait étudier la carte et ai transmis l’ordre à la Cassy de se dérouter pour emprunter celui qui va hâter son voyage. À mon avis, ça devrait le raccourcir de 30 % tellement le courant est fort.
J’ai surveillé l’archipel, qui semble être habité par des populations paisibles et laborieuses puisqu’il y a une activité de culture assez importante sur les plus grosses îles. Je me suis fait débarquer, avec Lou, sur la plus grande, au nord, et nous avons pris contact avec la population. Une population mélangée. On y trouve des hommes blonds, comme les Vahussis, des bruns et quelques descendants des habitants du troisième continent, maintenant plus ou moins châtains.
Avec les croisements, leur couleur rousse d’origine s’est modifiée. De même que les autres d’ailleurs. Je me suis longtemps demandé comment leurs ancêtres avaient pu traverser les immensités d’océan et puis on a découvert d’autres courants violents qui semblent converger vers l’archipel, de l’ouest et du sud-est. J’imagine que la solution est sous-marine, dans les grands fonds. J’irai voir ça de près un jour.
En tout cas, les descendants des trois races vivent ensemble sans problème et mes contacts ont été faciles. Ils parlent une langue bâtarde inspirée en grande partie du vahussi. J’ai déclaré que j’étais venu en bateau et que celui-ci faisait un relevé cartographique, pendant qu’à terre je venais étudier des traités commerciaux. Il s’est avéré que ces gens sont des commerçants-nés, adorant les échanges qu’ils font un peu traîner, par plaisir ! Donc mon projet de comptoir permanent, achetant des marchandises qui seront ensuite transportées vers Kankal, et vendant sur place des produits manufacturés là-bas, a été très bien accueilli, si ce n’est qu’ils sont un peu sceptiques sur les dimensions du bateau. Ils ont aussi un système de communication extraordinaire par oiseaux-voiliers, un peu les pigeons terriens si ce n’est qu’il s’agit d’oiseaux marins, capables de parcourir trois mille kilomètres au-dessus de l’eau ! Ils s’en servent pour leur liaisons avec les îles du sud et m’ont assuré que les bêtes pouvaient parfaitement aller jusqu’à Kankal. Elles font encore davantage, paraît-il, à l’état sauvage. Il suffit d’emmener à Kankal un certain nombre de ces oyinons et d’y commencer un élevage pour obtenir un moyen de liaison régulier, ce que je vais immédiatement faire.
Lorsque la Cassy est enfin arrivée, après une traversée de deux mois et demi, j’ai eu mon petit succès. Ils n’en revenaient pas de sa taille, habitués à voir les rares bricks de Senoul et d’autres ports. Du moins ceux qui survivaient parce que les tempêtes sont terribles, paraît-il. J’ai fait charger la Cassy et payer les marchandises en vais d’argent, ce qui leur convient très bien.
Peu avant le départ, Lou a enfin retrouvé les descendants de Salvokrip, mon vieux copain de mon premier séjour que j’avais incité à faire la traversée avant ma mise en hibernation. Il avait réussi et a fait souche ici. Du coup, j’ai désigné l’aîné de ses descendants, qui ne lui ressemblent d’ailleurs plus du tout, comme chef de comptoir, à sa charge d’en installer de nouveaux avec des points de vente sur les autres îles. C’est lui qui m’a donné l’idée d’embarquer des milliers de plants de vignes. Je vais lancer à Kankal la production du vin et de l’alcool, le climat s’y prête.
Il y a une chose curieuse. Ces populations sont très tournées vers la mer, c’est normal, mais les marins, remarquables au demeurant, ne semblent pas tentés par les longues expéditions. Ça viendra en son temps, je pense. De toute façon, je leur ai laissé des cartes rudimentaires mais comportant l’essentiel des grands courants des grands océans séparant les continents.
Au départ, on a été suivi d’une vraie flotte qui nous a quittés un peu avant la nuit. Cette fois, grâce au courant de l’Est et sans perte de temps au départ, la traversée a duré deux mois seulement. J’ai utilisé mes journées à dicter un traité de navigation océanique à la lumière de ce qui avait été observé au cours des deux trajets, et des manuels de timonier, de gabier, d’officier de bord et de capitaine. Je ferai imprimer tout cela bien sûr, avec un traité de viticulture… La dernière semaine, j’ai dicté un manuel d’exploitation minière et de traitement simple des métaux. Le robot qui prenait sous ma dictée écrivait à la vitesse de la parole ! Merveilleuses machines !
Et puis, enfin, la terre a été en vue.